cette fois

Cette fois Loula, Luna, Ludivine, Coquine sait exactement ce qu’elle fait. Elle ne cède plus aucunement à la tendre impulsion nocturne, elle ne guette absolument pas la lune, ni les mots perdus, ni les choses incongrues. Elle comprend parfaitement que ses parents vont s’inquiéter. Elle a totalement conscience de franchir la limite du permis et de l’interdit, limite fixée par tous sauf par elle. Toutefois, elle ne doute nullement du bien-fondé de ses intentions : elle aime totalement un P’tit Gars qui vit bizarrement dans les détours de Paris, elle doit nécessairement le retrouver. Pendant quatre ans, elle les a patiemment laissé dire qu’il n'était qu'une illusion, maintenant elle va obstinément suivre son intuition, son appel, sa brûlure, passionnément le chercher et assurément le retrouver. Elle s’en va la veille de la rentrée des classes – année du CM2 - pour que tout le monde croie qu’elle a eu peur d’aller à l’école et que personne ne puisse imaginer qu’elle veut retrouver son P’tit Gars. Ce serait trop dur pour eux de savoir ça.

La première semaine elle erre près des Halles, sur les quais, dans les parcs et dans les passages, tous les passages du 1er et du 2è - elle ne retrouve pas son P’tit Gars mais elle se sent quand même dans cet étrange état où rien ne l’atteint.

La deuxième quinzaine, elle adopte une tactique différente, elle rejoint la Cour des Miracles et demande au roi des fous une autorisation de résidence ; la citoyenneté permanente lui est refusée mais un titre de séjour temporaire lui est délivré sous la catégorie "chantre de Paris".

Le troisième mois, elle obtient le respect de toute la Cour des Miracles par ses contes et ses bouquets de paroles mais elle n’a toujours pas retrouvé son P’tit Gars. Elle commence à douter de son existence d’autant plus que personne ne le connaît parmi tous les éclopés de la cité.

Loula a erré, elle a attendu, elle a questionné, elle a raconté. Elle a scruté tous les visages pour reconnaître son P’tit Gars : "on ne sait jamais, peut-être il a grandi plus vite ? Peut-être il a vieilli ... Peut-être il est resté le même ? A quelles lois du temps est-il soumis ? Lui qui ne mange jamais et qui ne dort pas, lui qui ne vit pas dans une maison et qui ne vit pas sous les ponts, lui qui arrive sans dire bonjour et qui part sans dire au revoir ni à dieu ni à la prochaine ni bye ni ciao".

Le 15 décembre 1980, trois mois et 10 jours après son départ de sa maison douce maison, cinq mois après le rêve dans lequel P’tit Gars l’embrasse, quatre ans et cinq mois après le 15 juillet 1976, jour où elle a eu envie de manger des fraises et où il s’en est allé sans regret, remords ni promesse, Loula commence à se demander si elle a eu raison de croire qu’elle allait le retrouver et s’il existe vraiment, elle commence même à avoir froid et ses mots commencent à geler dans sa bouche, ils s’ankylosent et se pétrifient : ils succombent à la triste, à la terrible, à l’affreuse désillusion ; or, dans la république des contes et des légendes, la désillusion est une véritable épidémie qui cause la mort des récits, des personnages, des métaphores et des rêves : dans une première étape, ils se transforment en statue de glace ; dans une deuxième phase, ils se liquéfient et fondent ; dans un troisième temps, ils rejoignent le néant terrifiant ; en conséquence, afin de sauver le monde, à l’aube du 17 décembre 1980, le conseil de la Cour des Miracles décide d’agir au plus vite pour mettre fin à la fatale attaque virale et le roi prononce un grand discours : "camarades, amis fous et ténébreux, joyeux et inconscients, nous devons tous unir nos forces et trouver le remède qui vient à bout de la désillusion ! Or, loyaux voleurs de réel, savez-vous quel est ce remède ? Oui ! Dites-le moi, fidèles compagnons ! Dites-moi, dites-le moi ! Vous ! Les mirages unifiés ! Savez-vous quel est ce remède ? Le savez-vous ? Bien évidemment vous le savez ! Nous le savons tous ! C'est la foi ! La foi vérifiée et confirmée, la foi tangible et perceptible, la foi qui est confrontée à sa preuve ! Nous devons donc, nous le devons, nous devons retrouver ce P’tit Gars et rendre l’illusion à Loula, l’illusion salvatrice, l'illusion bienveillante et toute puissante, l’illusion qui fait respirer et qui rend heureuse, l’illusion qui change les murs en montagnes, le bitume en humus, les lampadaires en arbres tropicaux, les fils électriques en lianes, l’illusion qui réchauffe les cœurs et fait fondre la glace", et aussitôt dit aussitôt fait : P’tit Gars apparaît à l’entrée de la cour et demande tout simplement comme si de rien n’était : "zavez pas vu une drôle de gonzesse toute frisée?"


Type de document : chants des griots

Auteur fictif : Griotte

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : Noyau liminaire

Référence : topos liminaire

Commentaires : aucun

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