Châtelet. Ligne 14. Météor. Il portait une veste de marin bleu marine avec des ancres rouges sur le revers du col. Il était beau. Il ressemblait à ce que Loula m'avait dit de P'tit Gars. Il me faisait penser à ces aventuriers du grand large qui parcourent les films des années 50. Orson Welles, oui voilà, Orson Welles dans "The lady from Shangai", exactement.
Pourquoi m'a-t-il plus effrayée que séduite en ce bref instant où nous nous sommes croisés, quand j'entrais dans la rame et qu'il attendait sur le quai ?
Peut-être à cause de Loula et de P'tit Gars justement. Peut-être à cause du quai. Je me méfie des quais. Des hommes sur les quais. Des "qui sait" et des "plus jamais". Des coups de foudre et des coups de trop. Des regrets truffés de promesses.
De toutes les façons, il ne m'a ni souri ni regardé. Et moi, je n'ai vu que ses ancres rouges sur la laine bleu foncé.
Type de document : carnets personnels
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : 1
Capitaine L
Quand je défaille et quand je doute, les graphes seuls m’apaisent. Etrange puissance des dictionnaires, des stylos et des ombres numériques. Quelle est cette vertu de l’écrit, Loula ? Toi qui frayes au-delà du lire et de l’alphabet, dis-le moi.
Loula
Je ne sais pas.
Je ne peux pas savoir.
Je suis un griot.
Je ne sais que le récit.
Capitaine L
Alors récite.
Loula
D’abord, il y a cet effilement, qui exige de ne jamais remettre. Ne pas croire un seul instant à l’instant suivant. Il faut suivre, partir, tout dire. Jamais garder. Obéir.
Capitaine L
Honnêteté.
Loula
Ensuite, il y a cette curiosité du sentir. Collectioner toutes les irruptions, toutes les effractions, entailles et sursauts.
Capitaine L
Rigueur de l’instinct.
Loula
Et puis, il faut les trouver. Lui, le mot, qui échapperait aux règles. Elle, la parole, qui ouvrirait le sens sans l’imposer.
Capitaine L
Toujours évoquer. Jamais montrer.
Loula
Je ne peux dire que ce que j’ai dit.
Type de document : minutes des mémoires absolues
Auteur fictif : Les Greffiers
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun