les hommes de Hambourg

Ici il y a un nœud de mon destin.

La douane de Marseille. Deux hommes arrivés de Casablanca subrepticement échangent leurs valises. Une valise est remplie d'argent, l'autre de vêtements.

Un des deux hommes disparaît. Emportant la valise pleine d’argent.

L’autre homme, celui qui reste avec la valise pleine d’effets personnels, c’est mon père.

Toute sa vie, jusqu’à sa mort, il fut poursuivi, menacé, agressé, enlevé, escroqué, ruiné, par les commanditaires du trafic. Deux hommes.

Quelques années plus tard ces deux hommes quittèrent Casablanca pour un autre port. L’Allemagne. Hambourg. Les hommes de Hambourg.

Ils faisaient chanter mon père. S’il ne les payait pas, sa plus jeune enfant serait assassinée. Moi. Une de mes sœurs aussi. La cadette.

Pour commencer.

En fin de compte, ils ont tué mon père. Ils l'ont empoisonné.

Et si la deuxième valise n’avait jamais existé ?
S’il s’agissait d’une simple escroquerie ?
Si …

Si ce nœud de mon destin, en réalité, n’était qu’une mise en scène, une illusion, un mensonge.

Comme tous les nœuds.

Si dans un désir de vengeance, j'avais décidé d'être capitaine et de sauver le monde entier.

Au Dottore Pi


Type de document : correspondances

Auteur fictif : Capitaine L

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : Noyau liminaire

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rue des rosiers

C’est dimanche, la rue des Rosiers a basculé dans la fiction la plus totale. Quelle époque ? Quel pays ? La Pologne, Oran, Tunis, Casa, Jérusalem, Brooklyn ?

Partout les gens crient : pour se saluer, pour plaisanter, pour s’disputer.

La dispute est un véritable passe-temps culturel, une espèce de violon d’ingres : «Qui aime bien, chamaille bien» ! A mon avis, on se transmet la querelle dans le sang, c’est notre mode naturel de communication ; ça vient sans doute du "pilpoul", de l’art talmudique de la controverse.

C’est amusant de temps en temps, c’est vraiment touchant, très démocratique, absolument honorable : on a tous le droit de donner notre avis sur tout, tout le temps. Quel que soit notre âge, notre origine, notre situation. On peut toujours tout remettre en question.

Bravo ! Rien à ajouter, bravo ! Mais franchement, au quotidien, c’est dévastateur... Suffisant pour donner envie à Einstein d’inventer la relativité : «génial, j ’me barre cinq minutes à la vitesse de la lumière et quand j ’reviens, papa, maman et toute la clique a eu trente ans pour s’calmer !», à Marx d’élaborer le communisme : «que la lutte des classes remplace la lutte des tables et que je puisse enfin passer un repas de famille en paix» et à Freud de fomenter la psychanalyse : «si je ramène tous leurs propos au sexe, ils auront tellement la honte qu’ils finiront bien par la boucler !».

Mais aucun de ces plans n’a marché et pendant ce temps, le dimanche, malgré la foule, rue des Rosiers, les voitures s’entêtent à passer.

Mais pourquoi ? Hein ! Pourquoi. J’vous le demande ! La chaussée grouille de piétons, la circulation se fait comme sur les Champs Elysées un soir de victoire nationale à la coupe du monde de football ! Alors pourquoi venir en voiture, un dimanche à la rue des Rosiers ? ! ! !

Mais voyons, c’est évident ! Pour saluer les cousins qui s’baladent "tope là mauriss ! Thon à l'huile ! Thon à l'huile !" ; Pour promener madame, sa sœur et sa cousine ; pour s’arrêter au milieu de la chaussée le temps de faire ses commissions, qu’importe si on rallonge le bouchon ! C’est tellement plus pratique que de chercher une place pour garer la voiture ...

Klaxons, hurlements, c’est parti pour un coup de clameur collective, tout le monde y va de son grain d’sel ! Jusque dans les magasins c’est le souk.

Même pas la peine d’essayer de manger un felafel aujourd’hui ! Y’a trop de monde... Je vais juste m’arrêter à la petite boulangerie à côté de la librairie [elle est moins chère, très bonne et jamais pleine ], j’achèterai une harissa (pas la sauce piquante, le gâteau à la semoule et au miel, j’en raffole) et peut-être un chausson sucré au fromage blanc ou bien des bagels aux oignons et au pavot, bon je verrai.

En tout cas pas de beignets, parce que tout à l’heure je vais rentrer à la maison et je vais en préparer. Des beignets marocains à la fleur d’oranger et à la bière, comme ceux de ma tante Michèle. Oui ce soir c’est Hanoukka, la fête des lumières, celle qui rappelle (comme Noël d’ailleurs) que malgré le solstice d’hiver, les jours vont revenir, victorieux, et que la lumière va triompher de l’obscurité ! Inch allah ! Ainsi soit-il, Alléluya !


Type de document : streetchroniques

Auteur fictif : Capitaine L

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : Noyau liminaire

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