Assis sur la poubelle, rue Saint Honoré, en face de Colette, la besace en bedaine et le sourire excavé. Un noir et blanc jamais vu. Juste après les tailleurs fuchsia et orange. Les textures et les rocailles.
Les talons ne claquent pas encore sur les trottoirs, seuls les chantiers ont ouvert leur pas de porte. Les bennes se remplissent en cadence. Aujourd’hui, demain, le temps de prendre un café chez Élie et une nouvelle boutique s’est habillée. La rue devient baroque total. Elle prend sa place, petite sœur du faubourg, moins haute, branchée néo-rococo. Décor offert aux touristes de la troisième dimension - le relief devient un tel affront – interface artefactuelle artificielle (vous avez vu? Même les boulangeries ont l’air de sortir de chez Hansel et Gretel, conte de fées ou de sorcières pour électeurs abrutis par l’information en continu et en réseau, images sans surprise où les indiens de tous bords valent toujours mieux que les cowboys – qu’importe le cannibalisme s’il est authentique ? )
Perché sur la poubelle, rue Saint Honoré, devant l’étalage de gâteaux luisants et de sandwichs rassasiés, la besace en bedaine et le sourire excavé, élément déclencheur de l’enthousiasme d’une journée qui devrait être une journée d’été, mais l’été 2001 tarde à réchauffer nos os qui sont las de la mousson, des tornades et des inondations. Qu'on nous le dise à la fin : ici, y’a plus de climat continental. C’est devenu les sous-tropiques de latitude fog radioactif.
Type de document : streetchroniques
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun
Galerie 1940–1970
De la guerre mondiale aux hippies huppés
Trente ans
Trente ans c’est rien.
Côté perso : une jeunesse même pas, soixante équinoxes et solstices, à peu près sept anniversaires bissextiles, cinq ou six prises-et-pertes de poids (ou vice versa), deux grands deuils, deux divorces, quatre vrais amis et au maximum trois grands amours.
Côté collectif : une paire de guerres-reconstructions-récessions ; quelques variations de régime politique; deux monnaies ; des styles en chiasmes (en l’occurrence : du monumental à l’organique, de la psychanalyse au psychédélique, des Andrews Sisters aux Supremes, d’Errol Flynn à Robert Redford - oui je sais j’aurais pu citer Newman mais ma préférence va au rouquin)
Je me suis arrêtée devant la vitrine pour une chaise hyper 70 en plastic blanc comme celle que je cherche pour mon bureau mais très vite j’ai été hypnotisée par une mosaïque orientaliste art-déco.
J’entre.
La mosaïque est un trompe-l’œil ! Une ébauche de projet grandiose * esquisse lumineuse * tout à fait le maroc où papa rencontre maman (ambiance Casablanca movie pas du tout soukmédina) * exotisme où j’aurais dû naître et ne suis pas née (j’ai vu le jour dans le froid alsacien, pas dans la chaleur africaine, la conséquence de cette injustice infondée se manifestant tout autant dans mon obsession fantasmatique des climats subtropicaux que dans ma phobie de l’hiver continental) * composition simple, monumentale, coloniale, presque naïve * contre-plongée perspective * les chameaux ressemblent à des lamas et ondulent comme des serpents * les lianes tombent en longs colliers de perles de la belle époque * le tableau me touche là-dedans, dans mes racines et dans mon cœur [1944, juin]
Abasourdie, je tourne la tête pour freiner l'émotion. mais j'aperçois au fond de la galerie un portrait de Loula.
Loula ! Toi ici !
Avec tes longs cheveux et ton écharpe de nuit, réfugiée sur un rocher, loin de la ville que tu contemples, que tu domines : auras-tu la sagesse de te réfugier dans la nature le jour où les rues t’auront trahie ? (ce portrait n’a certainement pas été réalisé entre 1940 et 1970, il est Art Nouveau total. Confirmation : 1910. Hors segment temporel fixé par la galerie : j’adore les infractions aux règles )
"Bon, ressaisis-toi missie, pars maintenant, faut pas abuser, t’es pas une cliente"
Je tourne le dos pour sortir quand une céramique blanche avec motifs gris me fait un clin d’œil complice : "look at me ! I’m "Don Quixotte de la Mancha by Picasso" : ¿ y tu ? N’es-tu pas lasse de te prendre pour un chevalier chimérique, oh Capitaine mon Capitaine ?"
Type de document : streetchroniques
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun