L'agneau, le loup et la chèvre
Toutes les chèvres, depuis des générations, récitaient en cœur, dans les basses-cours, le conte de Blanchette et de Monsieur Seguin.
Quand l'une d'entre elles s'égarait, elle savait très exactement ce qui l'attendait. L'herbe, la montagne, les chamois. Et le loup.
Soit elle revenait avant la nuit, forte de l'enseignement de son aïeule. Soit elle s'en remettait à quelque protecteur. Soit elle payait très cher son appel de liberté.
Parfois, naïve, l'une ou l'aure de ces fugueuses niait, oubliait ou refusait de croire que le loup était loup. Que le loup guettait, que le loup croquait. La malheureuse se jetait tout droit dans la gueule de son prédateur, pensant - de bonne foi - qu'ils seraient capables de trouver un terrain d'entente.
Il advint cependant que les loups peu à peu s'éteignirent, se regroupèrent et s'éloignèrent en des contrées si lointaines que les chèvres en vinrent à oublier que les loups existaient.
Circula alors dans le troupeau, la parole de certains pasteurs. On y parlait de temps nouveaux où le loup et l'agneau buvaient côte à côte dans les ruisseaux. Les loups étaient loin, les paroles si proches. Et tous les troupeaux se prirent à rêver. Certaines chèvres partirent même à la recherche du fameux ruisseau. Comme elles ne revinrent jamais, on cru qu'elles l'avaient trouvé. Et qu'elle paissaient, heureuses et libres, dans une terre promise.
Type de document : chants des griots
Auteur fictif : Griot Farceur
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun
J’avance. Je ne peux pas reculer. Il n’y a que l’avant, jamais d’arrière. Impossible de me retourner. Le concept même de retour ou de passé est inaccessible. Ceux d’ici l’ignorent. Comment pourraient-ils concevoir l’inconcevable.
Peut-on seulement parler de temps dans cet espace absolument linéaire où l’on est insondablement poussé en avant ?
L’arrêt et le mouvement sont les deux positions.
L’ici et l’ailleurs.
Les lignes avancent parallèles sans jamais se toucher.
Parfois une mutation, une rupture, un saut, une fissure, un effondrement, une aspiration. Pour se retrouver à côté, ni au-dessus ni en dessous, mais toujours plus loin.
Le cheminement se fait côte-à-côte sans se heurter, puis l’on se perd.
Seul le point de fuite, devant. Pas de tectonique. Pas d’axonométrie.
Des simultanéités qui s’ignorent.
Lieu de l’oubli et de l’ignorance. De la solitude et de l’espoir : « plus loin peut-être, je me souviendrai. »
Lieu de promesse : « plus loin peut-être, je serai ici et alors naîtra brièvement l’idée du passé. »
Type de document : journaux de bord
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : CL
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun