Sous ma fenêtre, dans un manteau allongé et ample, les cheveux aux épaules, le geste féminin, précieux et obsessionnel, la gibecière pleine du poids de ceux qui ne posent jamais rien, les couleurs pâles et insipides, sales – vêtements et peau – à minuit, à deux heures, à trois heures et le matin encore pendant mon café ; je m’excuse auprès de mon invité, mon breakfast philosophe : "j'ai du mal à me concentrer, je suis désolée, je sais combien il est impoli de, en plus vous me faites déjà un tel honneur mais, voyez-vous, c'est que je me demande si je ne devrais pas appeler... ou ... , mais non ! Ce n'est rien en fin de compte ! Je ne comprends pas pourquoi je ... Remarquez ... Il me fixe vraiment, c'est très gênant ! Croyez-vous qu'il me voit ?"; c’est vrai en fin de compte, il marche dans tous les sens, très lentement, se tourne, se retourne, s’avance sur la chaussée, inquisiteur et aguicheur : peut-être ne prête-t-il pas attention à ... mais non, il finit toujours par revenir sur le trottoir et par s'ériger là, juste en face et moi; je n’ai pas envie de ce tête à tête par double fenêtre interposée, "peut-être quand même faudrait-il que ...? C’est affreux, comment puis-je seulement songer à ...", je comprends alors l’utilité des rideaux, maman avait raison, mais je n’aime pas les rideaux ni les tapis d’ailleurs ni les tissus tendus sur les murs, ni les tapisseries, je n’ai aucune sympathie pour tout ce textile qui attrape la poussière et colmate les véritables sensations, le froid, le dur, le minéral, le bois; ah! Mon pied sur une dalle douce et poreuse, ma main sur le mur rugueux, ma joue contre le carreau lisse, mon souffle sur la vitre, qu’importent si les cars de touristes japonais arrivent à la hauteur de mon appartement et contemplent mon intérieur comme un documentaire ou une fiction en real et en life, sur écran en profondeur, clou du "Touristic tour of Paris by day and by night", just before or after le Moulin Rouge, le Crazy Horse et le French Cancan : "fragment volé de la vie privée d'une Française frisée, la trentaine, deux fois divorcée [faut-il accorder l’adjectif et le mettre au pluriel ?], séparée encore et toujours, sans artifice ni trucage, en train de manger, de faire le ménage, de danser, de lire, de rêver, d'embrasser, d’être embrassée", bientôt je demanderai à être rémunérée par l’agence pour cette animation plus prégnante que chez Tussaud, non, Tussaud c’est à Londres, que chez Grévin; d’ailleurs qui me dit qu’ils n’ont pas déjà imprimé l’attraction dans leur documentation avec en prime une photo de moi alors que je ne savais pas que quelqu’un quelque part me voyait, quelqu’un quelque part me scrutait pour me tirer le portrait, comme cet homme à la cigarette hier après-midi, derrière le portail en fer forgé juste à côté, dans l’immeuble étrange où rien ne se passe, une planque de l'APO sans doute, certainement pas une annexe des Musées de France comme ils le prétendent : pendant des années, il n’y avait personne dans les bureaux seulement des va-et-vient mystérieux et des asiatiques, en moto, en scooter, en voiture; en plus quand les enfants ont voulu jouer devant la grille, ils se sont fait renvoyer assez méchamment, avec une autorité qui forçait l’obéissance ... mais cet homme-là, à la cigarette, c’était clair qu’il me regardait derrière son portail : j’agrémentais sa pause fumée, c’était très désagréable d’ailleurs mais bon, voilà, si je ne veux pas mettre de rideaux, il faut bien que j’assume, alors j’ai fait comme si, j’ai simplement tourné la tête et j’ai continué à travailler : je ne vais pas m’arrêter de vivre à cause d’un voyeur occasionnel ! je lui ai toutefois lancé un regard mauvais du style "mon bonum je sais très bien ce que tu trafiques", de toutes les manières, que pouvait-il saisir de personnel ou d’indécent, je fais très attention, je ne suis pas du tout exhibitionniste : quand je dors, quand je m’habille, quand je fais l’amour, je ferme les volets, c’est évident ... sauf cette fois-là où je croyais que, mais qu’en fait non et que du coup, le pauvre gars du bureau d’à côté – parce que depuis un an, le XIU a réhabilité les locaux – et oui, du coup le pauvre gars d’à côté ne s’en est pas remis et maintenant il se poste à la fenêtre tous les jours à la même heure... mais quel dommage ! (pour moi, pas pour lui ), parce que tant qu’à être guettée, j’aurais préféré que ce fût par ce "quelqu’un quelque part"qui aurait traversé les 3 Espaces à mon affût parce qu’il savait qu’ensemble nous aurions l’idée et le pouvoir d’aller jusque, ou la volonté et le désir de rester pour, parce qu’il savait qu’ensemble nous, parce qu’il avait la certitude que, mais non ! Sous ma fenêtre, hagard, oui, hagard, cet homme qui se prend pour une femme et qui veut sa dose [de quoi ? de chance ? d’amour ? d’intelligence ? de karma ? de compassion, de foi, d’éducation, de génétique, sa dose, quoi !] et qui attend qu’un autre homme ... mais qui pourrait bien vouloir ? Surtout ici, dans ce quartier net et chic, et pourtant si, je dois me faire à l’idée que oui, ici aussi, parce qu’il revient ! Régulièrement ! Place Colette, rue du Beaujolais, rue Saint Honoré ! Parfois il est propre, presque mignon comme hier dans les jardins du palais royal quand il m’a fixée droit dans les yeux et que j’ai compris qu’il avait passé plus d’une heure, plus d’une nuit à m’observer, chez moi, sans que je ne m’en rende compte.
Type de document : carnets personnels
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun
Dans un autre des mondes possibles, tels que les définit David Lewis dans sa théorie du "Réalisme Modal", j'existe, vous existez, tout le monde existe, mais
1. les 3 espaces ne sont pas tangibles, seul l'espace réel est pleinement manifesté ; Kiméria et Numer sont des vues de l'esprit ;
2. le Voyage renvoie à l'aventure de l'esprit sous toutes ses formes (dans une certaine mesure, tout le monde est un "voyageur") ;
3. le XIU n'existe pas en tant qu'institution mais en tant que principe de contrôle inconscient de la vie de l'esprit et de l'art, principe d'autant plus puissant que la société est mondialisée par une "hypermédiatisation" due aux Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication ; ce principe étant sans doute lié à l'hégémonie de la pensée post-moderne et déconstructionniste qui se retrouve entre autres dans la dictature de l'Art Contemporain qui n'est plus si contemporain que ça... (dans ce cas, le sigle XIU renvoie uniquement à la plaisanterie qui circule et qui déploie l'acronyme XIU en Xénophobes Intellectuels Unifiés et non pas en Xenopan Intellect Universel).
Dans cet univers parallèle, quelqu'un imagine la possibilité de notre existence et voit en nous la métaphore des enjeux de sa société hyperindustralisée et hypermédiatisée qui souffre nécessairement d'une crise identitaire et d'une crise fiduciaire encore plus poussée que la nôtre, puisque nous avons la possibilité du Voyage.
Dans ce monde, qui êtes-vous ? qui suis-je ?
Je m'imagine auteur et chercheur, tentant de concevoir le Récit variable et, pourquoi pas, d'inventer l'univers des 3 Espaces (le nôtre), en proie, bien sûr à l'inertie de la "XIU" (et non plus du XIU) qui régit les commissions d'attribution de subvention, les lieux d'arts et de savoir, etc....
Et vous, qui seriez-vous ?
Type de document : DJ's classes : classes générales
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : CL
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun