Rothko : "Il ne peut y avoir d’abstraction. Chaque forme, chaque espace qui n’a pas la pulsion de la chair et des os, la vulnérabilité au plaisir et à la douleur n’est rien. Toute peinture qui ne témoigne pas du souffle de la vie ne m’intéresse pas."
Type de document : DJ's classes : classes générales
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun
Derushage - retranscription :
Fond de la cour. Code. Ascenseur. Vidéo numérique à la main. 6ème : sous les toits. Je sonne.
Moi : salut, j’ai besoin de toi.
Raphaël voit la caméra.
Moi : je sais pas filmer, l’image est très moche mais c’est pas grave, c’est surtout le son qui m’intéresse. Tu peux me parler de ton copain, le type du kiosque à journaux qui est à Réaumur-Sébastopol ?
Raphaël : attends, tu me prends un peu au dépourvu. Euh...
Il se prépare une cigarette.
Moi : tout sera réutilisé, j’te préviens, même tes hésitations et tes gestes.
Raphaël [le visage appuyé sur ses mains jointes] : c’est pour ça que j’prends mon temps. Euh... [Il se lance] alors, c’est quelqu’un qui a été cireur de chaussures à Istanbul. Il a quitté Paris à 18 ans - Clichy, à 18 ans - et il a été cireur de chaussures à Istanbul, strip-teaseur à Tokyo ; discret sur sa période en Amérique Latine. Il a travaillé à la Nouvelle Orléans…
Moi : ton fantasme le plus total sur ce qu’il a pu faire en Amérique Latine, c’est quoi ?
Raphaël [il se frotte la nuque longuement, il lèche le papier à cigarette] : oui, bon, ben on est un peu nourri des conneries qu’on voit à la télé, alors on imagine une très, très, très, très belle femme, une très belle chilienne [il allume sa cigarette, je réalise que c’est un pétard]...
Moi : ... chilienne ... j’croyais qu’t’avais arrêté;
Raphaël : les chiliennes ?
On rit
Moi : l’herbe
Raphaël : j’espère que tu vas pas l’utiliser parce que j’ai pas envie qu’on voit un crétin de 30 ans se rouler un pétard d’herbe et bafouiller;
Moi : on le verra pas, on le lira;
Raphaël [il s’arrête un instant] : j’suis obligé de l’accepter, je filme les gens.
Moi : hum!
Raphaël : alors j’suis obligé d’accepter. J’crois qu’c’est la première fois, comme ça, qu’on m’prend au dépourvu et j’te remercie, c’est bien, j’suis obligé de faire un effort, de m’tenir…
Moi : ah! Parce que là tu te tiens? ... Et bien, dis-moi, qu'est-ce que c'est quand tu ne te tiens pas ! Bon. Revenons à Christian, c'est moins polémique !
Raphaël : bon, Christian. Il était dans tous les pays du monde, il a des anecdotes extraordinaires, tu te dis que ce type il divague, mais non !
Moi : comment tu as pu vérifier ?
Raphaël : les photographies déjà …
Moi : oui.
Raphaël : beaucoup de photographies, des argentiques, dans des pays différents, des situations différentes, des métiers différents c’est assez incroyable et euh …
Moi : est-ce que tu as vérifié le fait que Christian existait vraiment ?
Raphaël : non ! Ca va me faire chier les questions à la XIU ! Non on va arrêter ! J’me fais un cacao plutôt ! C’est qu’j’ai un film à monter, moi! …
Moi : ok! ok ! Donc vérifié par les argentiques. Et tu l’as rencontré où, toi ?
Raphaël : j’lai rencontré rue Saint Honoré, il vendait des journaux au kiosque devant l’église St Roch, les gens se plaignaient, y’avait plein de journaux de cul, il fumait de l’herbe ; à 6 h du soir y’avait toujours un attroupement : à 18h comme ça, les types sortaient du bureau, cravate et tout, très sérieux, en costume, l’air volontaire ; et en même temps des clodos ; y’avait des étudiants, des fashion victims de chez Colette ; et t’avais des gens différents qui se regroupaient, comme ça, pour écouter le beau parleur - Christian - qui racontait des récits de voyage et c’était immense tout le monde soufflait, sortait du travail ; il fait la même chose maintenant à Réaumur-Sébastopol et la plupart des gens passent et ne l’écoutent pas.
Moi : on l’écoute pas à Réaumur-Sébastopol ?
Raphaël : y’en a 2 ou 3 qui s’arrêtent, des curieux ; tu peux jamais prévoir qui.
Moi : t’as fait des trucs avec lui - toi - après?
Raphaël : ouais, deux films
Moi : deux films ?
Raphaël : ouais, un est monté, il est terminé. 5 minutes. Il s’intitule "Prenez donc une carotte!".
Je ris.
Raphaël : c’est .. bon … c’est un truc bête .. enfin, ça fait pas forcément rire ... et "Entre nous", 65 minutes.
Moi : tu m’as raconté une histoire d’une Bentley avec chauffeur, une femme avec du champagne qui venait voir Christian, c’était quoi ? J’ai dû arranger ça dans mon imaginaire…
Raphaël : oh lalala ! Ouais ouais ouais ... c’est christian qui m’a raconté cette histoire ... mais lui il pourrait te la raconter ! Ce serait extraordinaire ! C’est ça ! Parce que c’est lui, il l’a vécue …
Moi : oui mais moi tu sais j’suis plutôt réservée. Alors me pointer à Réaumur-Sébastopol avec une caméra...
Raphaël : ceci dit - petite parenthèse - je pourrais lui proposer de venir un soir pour prendre l’apéro, je peux filmer, tu peux filmer …
Moi : je peux te filmer en train de le filmer, mais ce qui m’intéresse c’est toi qui raconte Christian et moi qui te raconte …
Raphaël :... ouais ouais d’accord …
Moi : ... racontant Christian …
Moi : pourquoi est-ce qu’il vend des journaux maintenant ? A Réaumur-Sébastopol…
Raphaël : parce qu’il aimerait s’acheter un bateau et se retirer.
Moi : et on gagne assez en vendant des journaux pour se retirer sur un bateau ?
Raphaël : quand on travaille comme un fou et qu’on s’abîme la santé. Oui. Parce que c’est ce qu’il fait. Il a 50 ans, ça fait 5-6 ans qu’il est revenu à Paris et il est enfermé au croisement du boulevard Sébastopol et du bordel du sentier.
Moi : point final.
Type de document : streetchroniques
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun