le Carnettiste

J'ai cherché mes carnets d'enfance, mes "journaux de bord" comme je disais alors... J'en avais une centaine, je crois...

"Le Carnettiste", m'appelait mon père, avec une pointe de fierté et avec une plus sérieuse part d'inquiétude.

J'avais envie de retrouver toutes ces petites histoires que je me racontais, ce Paris enchanté, cette amie profonde et pétillante (je fais parfois ce rêve étrange et pénétrant, d'une femme inconnue, que j'aime et qui m'aime, et qui n'est chaque fois ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre).

Dans mes aventures, j'étais Nils Holgersson, Neil Armstrong, Marco Polo, Phileas Fogg, Tom Sawyer, Richard Byrd, Saint Exupéry, le Capitaine Flamme, Capitaine Kirk et Peter Pan...

Oui, j'aurais aimé retrouver mes notes et croquis. J'aurais aimé me souvenir de tous ces calembours dont j'affublais chaque rue et monument. J'aurais aimé revoir ce visage que j'ai dessiné des dizaines, non, des centaines de fois, et que j'ai oublié.

... Mon premier amour était imaginaire... et tenace... très tenace...

Ne le sont-ils pas tous, d'ailleurs ?

D'une certaine manière, sans doute... Mais pas pour moi... Pour moi, ce n'était pas d'une certaine manière... Moi j'aimais vraiment, totalement, presque physiquement, cette hallucination, cette émanation de mon esprit malade.

... c'est étrange... aujourd'hui je ne me souviens même pas de son nom (était-elle brune, blonde ou rousse ?)...

Et pourquoi ai-je envie de retrouver ces carnets ?

Mes parents me disent les avoir donnés à l'Institut ... Je dois y aller dans un mois pour ma visite de contrôle mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée d'en parler et encore moins de les réclamer... Ils pourraient en conclure que je fais une "rechute" et décider de m'interner à nouveau.

Et puis, qu'est-ce que ça pourrait bien m'apporter ? J'ai une vie satisfaisante et pleine : mon métier, mes photos, ma femme, mon fils... Pourquoi remuer le passé ? Enfin, quand je dis le passé... l'imaginaire de mon passé...


Type de document : carnets personnels

Auteur fictif : Pierre

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : CL

Commentaires : aucun

Textes satellites : aucun

sortants

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se tait

Elle ne parle pas et elle se tait.
Elle ne dit rien et elle se tait.
Elle ne dessine pas et elle se tait.
Elle ne touche pas à la pâte à modeler, à la terre glaise et aux autocollants multicolores.

Elle se tait.
Elle reste droite et immobile.

Elle doit faire très attention à ne pas bouger :
Rien ne doit bouger, rien de rien :
Rien du tout :
Ni le riquiqui, ni le rififi, ni le quincampoix :
Ni les boules de citron, ni les grandes décisions, ni les bifurcations :
Ni les cils, ni les sourcils, ni les doigts :
Ni les joues, ni les oreilles, ni les émois.

Même si ça gratte, même si ça siffle, même si ça chatouille, même si ça frissonne.
Rien ne doit bouger.

Elle ne doit rien voir et elle ne doit rien entendre.
Elle ne veut rien dire et elle ne veut rien se dire.
Elle veut uniquement sentir.

Le plus difficile, c’est la respiration.

Parce que, quand l’air sort et quand l’air entre par les narines, il fait onduler le duvet de sa peau.

ET :
Quand on regarde en très gros plan avec les yeux du dedans :

C’est aussi long et aussi fort qu’un champ de blé qui se plie et qui se replie sous le passage du vent du nord.

Pas un tremblement de terre, d’accord.
Pas un raz-de-marée, O.K.
Un champ de blé.
Mais c’est très grand, un champ de blé.
C’est très-très grand.

Elle pourrait retenir sa respiration, d’accord.
Mais alors :

Au bout d’un moment elle étoufferait,
Elle serait obligée de prendre un grand coup d’air,
Toute sa poitrine se soulèverait,
Sa bouche s’ouvrirait énorme.

Et là, ce serait la catastrophe :

Elle aurait perdu et il faudrait tout recommencer.

Non !
Il faut apprendre à respirer sans bouger avec autre chose que l’air :

Quelque chose qui traverserait le corps mais qui ne passerait pas par le nez.
Quelque chose qui ferait du mouvement sans rien bouger. Quelque chose de doux, de chaud, d’électrique. Quelque chose de bon.
Quelque chose qu’elle connaît mais qu’elle ne sait pas nommer.

(quand Loula va chez Françoise Boutboul)


Type de document : chants des petits griots

Auteur fictif : Anonyme

Auteur réel : Carole Lipsyc

Provenance du texte : Noyau liminaire

Commentaires : aucun

Textes satellites : aucun

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