Le 10 septembre
Loula se décide enfin.
Après vingt-cinq ans d’errance
Elle se dirige
A l’adresse
Où il ne l’a jamais invitée.
Elle regarde fixement le quai.
Elle a trouvé
- oui -
Ici
Il habite ici
Dans une vraie maison de paille.
Une chaumière
Près de la Seine
Avec une cheminée -
Tiens la cheminée fume, c’est étrange.
10 mètres plus loin
Par terre
Un homme dort
Elle est encore plus maigre que lui
Plus sale
Plus déchirée.
Ses yeux sont secs et son cœur
Ressemble à un terre-neuve
Qui ploie
Sous la vague fureur du réel.
Lui
Dont elle n’a connu que le reflet
Lui
Avec qui elle avait effleuré le plus infime de l’intime
Ce charme
Dont elle aurait dû se méfier
Avait un corps - un vrai
Une vie - une vraie
Et pendant qu’elle le croyait libre
Il n’était que fraude
Et pendant qu’elle le croyait mystère
Il n’était qu’erreur
Et pendant qu’elle le croyait rare
Il n’était que surface
Et pendant qu’elle le croyait joint
Il n’était que retrait.
Ils ne s’étaient rien promis
Rappelez-vous
Ils ne s’étaient jamais donné rendez-vous
Ils se laissaient bercer
Par les nuées bleues et bruissantes
De l’eau au firmament -
Twilight si léger ;
Mais quand on attend
Le douzième coup du hasard
Quand on a cette force et ce courage
On doit être aussi nue
Qu’une viscère disséquée
Par le scapel dédaigneux
D’un médecin légiste
Et quand on laisse attendre
Le douzième coup du hasard,
Quand on a cette arrogance et cette audace
On doit être aussi étranger au mensonge
Qu’un guerrier indien sondé
Par les épreuves sacrées
D’une vision quest.
Mais il vit ici P’tit Gars
Dans un foyer du bord de l’eau
Depuis toujours.
Et cet enfant qui se gratte les fesses
N’est pas son neveu
Et cette femme si diaphane
N’est pas sa sœur
Et ces clés de voiture
- une voiture P’tit Gars ? –
Ces clés en métal sur la table en bois
Ne sont pas celles du voisin
Il n’a pas de voisin.
Et
Quand
- en déposant un baiser dans le creux conjugal
Là où la nuque rejoint l’épaule -
Il lève les yeux
Ces yeux qui n’ont pas de bord
Ses yeux océan
Ces yeux qui n’auraient jamais dû pouvoir trahir –
Je
Me dissous
Dans mon caractère d’encre numérique
Et je
Deviens un signe
- évidemment -
Et je rejoins le réseau
Où enfin
Je pourrai tout sentir
Tout voir
Tout dire
- parcours –
Où enfin
On ne pourra plus me leurrer.
Le 10 septembre
P’tit Gars regarde par la fenêtre
Et il croit voir son rêve
- fugacement -
"Non.
C’est une erreur
Un contre jour
Une ombre chinoise".
La joie Loula a disparu.
Il ne la verra plus.
Peut-être que le monde est mort
A l’instant même
Quand
Elle a basculé dans une autre lumière
Qui ressemble assez bien
A celle d’autrefois.
Type de document : chants des griots
Auteur fictif : Griotte
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Référence : Parenthèse, Guillevic
Commentaires : aucun
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Très très cher Monsieur Bachelard, que jamais je ne saurais appeler Gaston, en ma jeunesse vous avez nourri mon esprit, vous l’avez formé, et aujourd’hui, quinze ans plus tard, quand je relis vos textes, surprise de tant de connivences, je m’interroge devant le soulagement de mon être [satisfaction, satiété] :
J’ignore si vous articulez toutes les intuitions qui en moi tentent de s’exprimer ou si j’ai appris à appréhender le monde à travers le canal, le prisme, de votre pensée ;
Qu’il s’agisse :
* de la distinction entre l’homme pensif et le penseur [je suis une femme pensive, c’est certain, absolument pas une penseure] ;
* de la motivation éminemment chimérique du progrès et non de son utilité ;
* du refus du réalisme et du modèle représentatif ;
* de la méfiance envers le naturalisme à l’image référentielle trompeuse ;
* de cette vision architectonique de la science où le savant ne découvre jamais rien mais systématise toujours un peu mieux [ la science est un récit variable ] ;
* de votre éloge ininterrompu de la rêverie, ou plutôt des rêveries, que j’ai explorées des années durant dans mes retraites, ermitages et voyages ;
* de l’importance de remettre en question ce que l’on pense pour acquis, prouvé ou obvie et de la capacité d’autodérision qui conditionne une telle démarche ;
* de votre refus primordial de l’ontologie métrique [ "on ne connaît que ce qu’on mesure" - autre tentacule du monstre réaliste ] et de votre défense acharnée de "l’approximationalisme" [ le traitement impressionniste que le récit variable applique à un sujet - des petites touches éparses et évocatrices reliées par hypertexte – en est une application directe ] ;
* de votre dénonciation de l’illusion du commencement [ "le début n’est pas un commencement" ],
* de l’élaboration de la pensée qui ne se bâtit que contre ou malgré ;
* de votre défense d’une épistémologie de la pluralité, d’une solidarité inter-conceptuelle, de l’inter-rationalisme, du "cogitamus" et non du "cogito" ( jusque dans la relation parents-enfants), de l’importance de la controverse ;
* de votre fascination pour les vertus imaginatives et thérapeutiques des quatre éléments [air-terre-feu-eau] et de votre psychologie …
A Gaston Bachelard
Type de document : correspondances
Auteur fictif : Capitaine L
Auteur réel : Carole Lipsyc
Provenance du texte : Noyau liminaire
Commentaires : aucun
Textes satellites : aucun